QUEL EST LE PROBLEME ?
La Réserve de Faune du Dja, inscrite sur la liste du patrimoine Mondial de l’UNESCO en 1987 sur la base des attributs des critères (ix) et (x)[1] de son intégrité et de son système de protection et de gestion fonctionnel a depuis lors bénéficié d’une attention particulière de la part du Comité du patrimoine Mondial de l’UNESCO.
C’est pourquoi la RFD fait l’objet d’un suivi réactif depuis 2009 à l’effet d’apprécier l’état de conservation du bien.
Le rapport de mission de suivi réactif conjointe UNESCO-UICN à la Réserve de Faune du Dja (RFD) réalisé du 28 novembre au 5 mai 2015 avait identifié les différentes pressions et menaces susceptibles d’affecter les 3 composantes de la valeur universelle exceptionnelle (VUE) [2]de la réserve et motiver son inscription sur la liste des patrimoines en péril par le Comité du patrimoine Mondial. Ces menaces étaient notamment liées à l’accroissement du braconnage, ainsi qu’à l’impact négatif des projets structurants (projet de construction du barrage hydroélectrique de Mékin à l’ouest de la Réserve et projet d’exploitation de l’hévéa par la joint venture Sud Cameroun hévéa au sud) autour du bien, au développement de l’exploitation forestière et à l’avancée du front agricole autour du bien. Cette mission avait également estimé que l’organe de gestion du bien ne disposait pas de moyens financier, logistique et humain appropriés pour faire face à ces menaces et pressions. Si plusieurs recommandations ont été formulées au sortir de cette mission conjointe à l’effet de juguler ces pressions sur la réserve, force est de constater que la plupart de ces recommandations n’ont pas été suivies d’effets. L’on note avec stupéfaction la persistance de ces problèmes et la réalité de leurs impacts sur la Réserve et les populations riveraines. L’ampleur des impacts de ces différentes pressions avait motivé les membres de cette mission à recommander au Comité du Patrimoine Mondial de l’UNESCO d’inscrire la RFD sur la liste des sites en péril de l’UNESCO.
ANALYSE DES PRESSIONS ET DE LEURS IMPACTS
Déjà amorcées par la mission de suivi-réactif conjointe UICN-UNESCO en 2015, l’identification et l’analyse des impacts causés par les activités de déforestation du projet de Mékin et de SudCam se sont poursuivies dans le cadre du projet ‘’Independent Forest Monitoring by Communities and CSOs through mobile technologies’’ mis en œuvre par FCTV et SAILD dans le cadre des petites subventions de Global Forest Watch. Près de 10000 alertes de déforestation ont été détectées par Global Forest Watch entre 2010 et 2018. Les missions de vérifications des causes de ces alertes nous ont permis de documenter également les auteurs et surtout les impacts de ces pertes de forêt sur la réserve et les populations riveraines.
Les causes des pertes de forêt autour de la Réserve de Faune du Dja
Nord de la RFD
Exploitation forestière Agriculture familiale |
Ouest de la RFD
Barrage hydroélectrique de Mékin Exploitation forestière Agriculture familiale |
Sud de la RFD
Plantations d’Hévéa Exploitation forestière Agriculture familiale Construction de la route Sangmélima-Djoum |
La RFD est gérée par le Service de Conservation du Dja représenté par 4 antennes (Lomié, Meyomessala, Messamena et Djoum); si l’avancée du front agricole notamment l’agriculture familiale sur brûlis et l’exploitation forestière sont présentes dans toutes ces antennes on note a Djoum, la construction de la route Sangmélima-Djoum qui a entrainé d’énormes pertes de forêt. Il en est de même de la construction du barrage hydroélectrique de Mékin et l’exploitation de l’hévéa par Sud Cameroun hévéa.
L’agriculture familiale itinérante sur brûlis
Selon une étude réalisée par Cerruti et al. en 2010 près de 80% des ménages ruraux du Cameroun pratiquent l’agriculture itinérante sur brûlis et les superficies utilisées sont abandonnées lorsque le sol devient infertile. Même s’il a été difficile de chiffrer les superficies réelles des pertes de forêt causées par cette agriculture autour de la Réserve, les enquêtes nous ont permis de conclure que chaque ménage abat au moins 1 hectare de forêt ou étend son champ d’au moins 1 demi hectare chaque année pour les besoins d’alimentation du ménage; ces pertes de forêts sont causées par l’exploitation des produits forestiers qui est très développée principalement dans la périphérie de la RFD, dans les secteurs ouest, sud et est.
La construction de la route Sangmélima Djoum[3]
La construction de cette infrastructure a entrainé plusieurs activités de déforestation et significativement impacté les populations qui vivent tout au long de cette route et surtout les communautés Baka dépendantes de la forêt.
L’exploitation forestière
L’ouverture des pistes forestières pour le débardage du bois a été identifiée comme un moteur de perte de forêt autour de la RFD et facilite en même temps l’évacuation des produits issus du braconnage. Le non respect des Normes d’intervention en milieu forestier notamment l’abattage directionnel à faible impact sur le peuplement résiduel est également source de perte de forêt.
Le barrage hydroélectrique de Mékin
Le projet d’aménagement hydroélectrique de Mékin est situé sur la rivière Dja, au Nord Ouest à une vingtaine de Kilomètres du périmètre inscrit de la RFD. Il comprend un barrage réservoir, un évacuateur de crue type déversoir central avec des pertuis de fond, une centrale électrique de 15 Mégawatts, la fourniture et l’installation des équipements électromécaniques et électriques, une ligne de transport d’énergie d’une capacité de 110Kv. Les travaux ont démarré en mai 2012 et devaient prendre fin en décembre 2014 ; D’après les experts du projet, le barrage devait provoquer l’ennoiement d’une superficie de 40 km2 couvrant 8 villages qui devaient être déplacés. Cependant, un incident technique aurait provoqué une inondation accidentelle dans les zones environnantes du barrage. Cet indicent auquel les populations riveraines n’étaient pas préparées et informées a provoqué des dégâts sur les exploitations agricoles (cacao et manioc pour l’essentiel) ainsi que sur la faune (destruction de plusieurs habitats des animaux). Il aurait également accentué la prolifération de moustiques et de mouches d’après des habitants du village de Mekin rencontrées. En résumé, les impacts suivants ont été observés dans l’Arrondissement de Bengbis [4]:
- La disparition des cultures maraichères (tomate-légumes-macabo) ;
- La disparition de la pêche traditionnelle (pêche au barrage faite par les femmes) due à l’augmentation des débits des cours d’eau;
- La perte de revenus issus de l’exploitation des arbres fruitiers (mangue sauvage) dans la zone ennoyée à cause de la mise en eau du barrage;
- La disparition de certaines plantes médicinales servant au traitement des vers intestinaux dans la zone déforestée.
- La perte du droit d’usage des femmes sur les espaces abritant le barrage ;
- Le conflit homme –faune dû à la destruction de plusieurs habitats des animaux par l’inondation;
- La destruction des plantations de cacao et de manioc causée par l’inondation souterraine;
- La prolifération des moustiques et l’augmentation du taux de paludisme
- La faible mobilité des populations due à l’ennoiement des ponts sur le Dja et la Lobo rendant impossible toute évacuation même avec la pirogue remise par Hydromékin des produits agricoles vers les marchés de Bengbis et Meyomessala ;
Alors que tous ces impacts sont actuellement observés sur le site du projet et les mesures préconisées dans le PGES non mises en œuvre, le projet est à son terme et l’inauguration très imminente, les populations riveraines sont au désarroi et ne savent à quel saint se vouer.
Le projet d’exploitation de l’hévéa par Sud Cameroun Hévéa.
SUDCAM est une joint-venture formée par le groupe singapourien GMG Global Ltd(GMG), une filiale de la société chinoise, Sinochem International et la Société de Productions de Palmeraies et d’hévéa (SPPH) de nationalité camerounaise. Elle fut attribuée[5] dans deux dépendances du domaine national d’une superficie totale de 45198 ha dans les arrondissements de Meyomessala, Meyomessi et Djoum pour la production et l’exploitation de l’hévéa. SUDCAM procède à une « coupe à blanc » de la forêt pour la création de ses champs d’hévéa. Selon notre source, l’abattage et le déracinement des arbres est fait suivant le plan d’abattage mis en place par la direction et à l’aide de gros engins notamment les fourches à grumes Caterpillar. Des pelles mécaniques sont ensuite utilisées pour créer des couloirs de 28m de largeur et 250m de longueur, afin de dégager assez d’espace pour l’hévéa et faciliter les déplacements entre les plants. Aucune attention particulière n’est donnée sur les types d’essences d’arbre lors de l’abattage. Une fois l’autorisation accordée par la direction, le travail est effectué avec pour but d’atteindre les superficies à défricher. Cette déforestation à l’actif de cette société n’est pas loin de s’arrêter ; il est envisagé dans cette même localité, la construction d’une usine de transformation de caoutchouc sur une superficie de 60 000 hectares de forêt (journal le jour, édition du 9 janvier 2018). Nous avons reçu 4400 alertes de déforestation se situant dans les plantations d’hévéa de la société SUDCAM. La majorité de ces alertes (3180) étendue sur une superficie d’environ 9,54 ha est située à proximité de la rivière du Dja.
Cette déforestation massive a des impacts sur les populations riveraines, la biodiversité et le climat.
Impacts sur les populations riveraines
- Le manque d’espaces cultivables: les populations riveraines, habituées à cultiver en forêt, se plaignent de ne plus avoir des terres pour l’agriculture;
- La sécurité alimentaire: à cause de la régression de la forêt et des niches détruites, les animaux se font rares pour les communautés dépendantes des forêts pour les protéines animales.
Impacts sur la biodiversité
- La disparition des animaux causée par la destruction de plusieurs habitats.
Impacts sur le climat
- Réchauffement progressif du microclimat dans l’arrondissement de Meyomessala est à envisager même les signes ne sont pas encore perceptibles;
ANALYSES DES MESURES PRISES PAR LES PROMOTEURS DE PROJET ET PAR L’ETAT
Le rapport de mise en œuvre du PGES élaboré par Sud Cameroun Hévéa affirme que 95% de l’ensemble des mesures sont efficientes et sont de nature à traiter les problèmes et impacts identifiés dans l’EIES.
Mais nous pensons que seul le rapport d’un expert indépendant, d’un évaluateur externe ou mieux des Comités Départementaux de Suivi de la mise en œuvre des PGES mis en place par l’arrêté N°00100 du 03 Avril 2013 serait plus objectif. Il est aussi curieux qu’aucune réunion desdits Comités n’ait été tenue conformément à l’article 5 de cet arrêté selon lequel « le Comité se réunit 03 fois par an sur convocation du président et effectue des descentes sur le terrain pour le suivi de la mise en œuvre des projets… » Actuellement au Cameroun, seul celui du Dja et Lobo est fonctionnel (et a déjà à notre connaissance, tenu 02 sessions) alors que les projets autour de la Réserve ont des impacts sur plus d’un Département.
La société civile avait salué le recrutement d’un environnementaliste chargé enfin de la mise en œuvre du PGES de Hydromékin ; mais elle a également constaté avec amertume qu’aucune mesure prévue dans le PGES en vue d’atténuer les impacts du projet sur la Réserve et les Populations riveraines de son projet n’a été mise en œuvre jusqu’aujourd’hui ; en plus des impacts prévus dans le rapport d’EIES de Hydromékin, plusieurs autres impacts non prévus ont été observés ( l’ennoiement de plusieurs hectares de forêt et non plus seulement les ponts, la destruction des plantations agricoles même au delà de la zone d’impact matérialisée par une borne etc…).
Aussi l’absence d’un plan d’utilisation ou d’occupation des terres pour les Départements du Haut –Nyong et Dja et Lobo fait que les populations continuent à abattre des forêts et implanter les plantations n’importe où ; nous avons reçu environ 3000 alertes de perte de forêt en dehors des zones d’emprises des projets Hydromékin (6000) et Sud Cam(4400) entre 2015 et 2018 ; ces alertes correspondent à environ 3000 hectares de forêt abattues pour des besoins agricoles et beaucoup de plantations ne sont plus très éloignées de la zone Tampon donc susceptibles d’accroitre le taux de conflit homme- faune.
- À QUOI NOUS ATTENDRE ?
Il faut noter que les activités agricoles, la pêche, la collecte des PFNLs sont les seules activités qui détournent réellement les communautés de la chasse. La dégradation des moyens de subsistance des communautés par la mise en eau du barrage de Mékin et le manque de terres cultivables dû à l’accaparement des terres par Sud cam nous font donc redouter une recrudescence du braconnage dans la RFD. Ce problème se posera avec plus d’acuité quand les activités atteindront leur pic et le nombre d’employés également ; il y aura une forte demande en viande et produits forestiers et donc, une plus grande pression sur la Réserve qui verra ainsi son intégrité de plus en plus menacée. Avec l’absence de matérialisation de la RFD, on ne serait pas surpris que Sud Cam qui n’est plus très loin de la Réserve ait des effets directs sur celle-ci (Les pépinières sont arrosées par l’eau de la Réserve qui rend un service écosystémique à la société qui mérite d’être questionné).
- CONCLUSION + RECOMMANDATIONS
Nous recommandons pour assurer l’intégrité de la Réserve de Faune Du Dja:
- Une activité qui viserait à identifier a travers les alertes satellitaires dans la Réserve, les poches ou indices d’atteinte à l’intégrité du bien.
- La matérialisation effective, et dans un délai très court de la RFD pour éviter que les populations ou les grands projets n’empiètent sur les limites de celle-ci, surtout au niveau des limites non naturelles.
- La réalisation du rapport sur l’état de mise en œuvre du PGES de Sud Cam par un Expert Indépendant ou un évaluateur externe ;
- La tenue et la publication régulières des rapports des Comités Départementaux du suivi de la mise en œuvre des PGES ;
- La sensibilisation des populations riveraines de la Réserve sur l’importance des jachères de courte durée pour la protection de l’environnement ;
- L’élaboration d’un plan d’occupation ou d’affectation des Terres autour de la RFD ;
- La prise de mesures fortes pour que tous les projets d’envergure, mis en œuvre autour de la Réserve puissent effectivement mettre en œuvre TOUTES les mesures environnementales et sociales prévues dans les PGES pour réduire ou éliminer les impacts sur les populations et sur la Réserve ;
[1] Critère (ix) : La RFD avec sa diversité topographique, ses trois influences
biogéographique et géologiques, forme un écosystème riche et varié qui témoigne
de l’évolution écologique en cours dans ce type de milieu ;
Critère (x) : Elle est l’habitat de très nombreuses espèces animales et végétales
dont plusieurs sont menacées au niveau mondial (ex. : gorille des plaines,
chimpanzé, éléphant de forêt).
[2] L’état de la faune mammalienne, l’habitat, la gestion et la protection
[3] Rapport annuel d’activités GDA 2017
[4] Rapport de mission de suivi réactif conjointe UICN-UNESCO- 2015
[5] Décret N02013/089 du 19 mars 2013 portant attribution en concession définitive à la Société SUD HEVEA CAMEROUN S.A” de deux (02) dépendances du domaine national sises dans les Arrondissements de Meyomessala, Meyomessi et Djoum, Département du Dja et Lobo.